Le laboratoire intérieur : expérience subjective et démarche micro-phénoménologique
Mes travaux s’appuient sur le constat que les sciences cognitives ne peuvent plus laisser la subjectivité et l’expérience vécue de côté (Petitmengin, Bitbol & Ollagnier-Beldame, 2015), dans la lignée de (Varela, Thompson & Rosch, 1993), pour lesquels « Our concern is to open a space of possibilities in which the circulation between cognitive science and human experience can be fully appreciated and to foster the transformative possibilities of human experience in a scientific culture ».
L'expérience sensible et immédiate, que Gendlin (1962/1997) nomme « experiencing » est définie par (Depraz, Varela & Vermersch, 2003 : 2) comme « la connaissance familière que nous avons de notre esprit et de notre action, à savoir, le témoignage vécu et de première main dont nous disposons à son propos (...) C’est ce dont un sujet singulier fait l’épreuve à un instant donné et en un lieu précis : ce à quoi il accède ‘en première personne’ ».
L’objectif d’une science de l’expérience vécue est d’examiner les singularités autant que l’unité sous jacente qui les relie. Il s’agit de développer une approche qui place la subjectivité, et le vivant, au cœur d’un processus émergent (Gendlin, op. cit.), en convergence avec une certaine épistémologie actuelle de la complexité (Morin, 1990a, 1990b ; Bertin et al., 2011), prenant en compte des processus apparemment contradictoires comme appartenant à un seul processus, en valorisant davantage l’intrication et l’interrelation que l’opposition.
Mais comment le sujet vivant peut il être pensé et examiné par la science ? Comment accéder à l’expérience vécue? Et en quoi est ce une question fondamentale pour les sciences cognitives, et plus largement pour les sciences humaines ? Au niveaux épistémologique et méthodologique, qu’est ce qui « fait autorité » dans une épistémologie qualifiée d’« épistémologie en première personne » (Braud & Anderson, 1998 ; Varela & Shear, 1999 ; Wertz et al., 2001 ; Petitmengin, 2006 ; Depraz, 2014. ; Vermersch, 2012) ? Quelle est la validité des données expérientielles (Nisbett & Wilson, 1977 ; Petitmengin et al., 2013; Petitmengin, Bitbol & Ollagnier-Beldame, op. cit.) ?
Mon intervention présentera des amorces de réponses à ces questions et espère en soulever d’autres auprès des auditrices et auditeurs !
Références
Bertin, É., Gandrillon, O., Beslon, G., Grauwin, S., Jensen, P. & Schabanel, N. (2011). Les complexités : point de vue d'un institut des systèmes complexes. Hermès, La Revue, 60 (2) : 145-150.
Braud, W., & Anderson, R. (1998). Transpersonal research methods for the social sciences: Honoring human experience. Thousand Oaks, CA: Sage.
Depraz, N. (éd.). (2014). Première, deuxième, troisième personne. Zeta Books.
Depraz N., Varela F. & Vermersch P. (2003) On becoming aware. John Benjamin, Amsterdam.
Gendlin, E. (1962/1997). Experiencing and the creation of meaning. Northwestern University Press.
Morin, E. (1990a). Science avec conscience. Fayard, Nouvelle édition remaniée, collection Points.
Morin, E. (1990b). Introduction à la pensée complexe, Le Seuil.
Nisbett, R.E. & Wilson, T.D. (1977) Telling more than we can know: Verbal reports on mental processes. Psychological Review 84 (3): 231–259.
Petitmengin, C. (2006). Describing one's Subjective Experience in the Second Person. An Interview Method for the Science of Consciousness, Phenomenology and the Cognitive Sciences, 5 :229-269.
Petitmengin, C., Bitbol, M., Ollagnier-Beldame, M. (2015). Vers une science de l'expérience vécue. Intellectica 64:53-76
Petitmengin, C., Remillieux, A., Cahour, B. & Carter-Thomas, S. (2013) A gap in Nisbett and Wilson’s findings? A first-person access to our cognitive processes. Consciousness and Cognition 22 (2): 654–669.
Varela F., Thompson E. & Rosch E. (1993) The embodied mind: Cognitive science and human experience. MIT Press, Cambridge. Originally published in 1991.
Varela, F. & Shear, J. (1999). First-Person Methodologies: What, Why, How? Journal Consciousness Studies. 6(2-3): 1-14.
Vermersch, P. (2012) Explicitation et phénoménologie. Presses Universitaires de France, Paris.
Wertz, F. J., Charmaz, K., McMullen, L. M., Josselson, R., Anderson, R., & McSpadden, E. (2011). Five ways of doing qualitative analysis: Phenomenological psychology, grounded theory, discourse analysis, narrative research, and intuitive inquiry. New York: Guilford Press.
La mesure des processus primaires et secondaires
Les processus primaires et secondaires sont supposés et décrits par Freud (1895) dès les premières pages de l’Esquisse pour une Psychologie Scientifique, comme deux axes qui vont faire le squelette d’une architecture mentale à part entière, les processus primaires étant les processus mentaux associatifs et métonymiques formant le plancher, la solidité imaginaire, et les processus secondaires, fondamentalement hétérogènes aux primaires, élevant la structure en hauteur pour lui donner une stature, une visée. Ce couple de concepts -un peu vite et partiellement incorrectement identifiés à la métonymie et la métaphore dans une perspective Lacannienne - forme une véritable pierre de Rosette, avec un foisonnement de possibles traductions en termes cognitifs et neurocognitifs (processus automatiques versus réfléchis, pensée divergente, système 1 et 2 de Houdé etc.). L’avantage de la perspective psychanalytique est qu’elle montre comment l’hétérogénéité fondamentale de ces processus ne permet pas de les réduire à une quelconque hiérarchie, que ce soit en matière de complexité ou d’adéquation, mais qu’il s’agit à tous moments de les concevoir dans un équilibre dynamique.